
Il y a des jeux qu’on achète et qu’on oublie. Et puis il y a ceux qu’on garde volontairement, comme une bonne bouteille qu’on refuse d’ouvrir. Bayonetta 3, je l’ai laissé dormir dans ma bibliothèque depuis 2022. Il y avait quelque chose de sacré dans ce report : c’est le 3em et dernier volet du meilleur beat them all de tout les temps.
J’avais fait Bayonetta 1 sur PS3, un ami me l’avait prété me disant que « ça allait me plaire ». J’ai eu une fascination immédiate pour cette sorcière démesurée, baroque et précise comme une montre suisse érotique. Non pas à cause de ses formes voluptueuses, mais à cause de l’esthétique divine horrifique et de sa précision milimétrique dans son gameplay, ou chaque coup de Bayonetta est un prétexte à des poses suggestives et lassives. Hormis quelques détails, le jeu était quasiment parfait de bout en bout. C’est un beat them all 3D qui se permet absolument tout. Notre sorcière doit affronter la sainte trinitée dans des geysers d’hémoglobine et de décaptitions, ou chaque finish est une pose sexualisée ou une torture sadomasichiste pour les pauvres anges. Nerveux et déluré, le jeu ne souffre d’aucun temps mort.

Puis vint le retour sur Wii U en 2014, Bayonetta 1 et sa suite le 2, chef-d’œuvre (que j’ai refait sur Switch en 2024) : plus fou, plus sexuel, toujours plus intense et fluide, on incarne une Bayonetta émancipée aux cheveux courts, ou l’on affronte cette fois la sphère des démons de l’enfer. Plus qu’un excellent jeu, Bayonetta 2 m’a rappelé qu’un beat them all peut être une symphonie : le jeu ne souffre d’aucun temps mort, le scénario nanardesque permet tous les excès et impose son rythme, il ne s’égare en rien, le gameplay est toujours aussi milimétrique, moins punitifs, les graphismes font cracher la WiiU : tous les défauts de Bayonetta 1 étaient balayés. Le jeu est un beat them all parfait, encore aujourd’hui.

Bayonetta, c’est ça : la preuve par l’excès. Ces jeux m’ont appris que même les genres qu’on croit vulgaires ou creux — arcade, stylisé, outrageusement sexué — peuvent atteindre une forme de grâce. Le problème n’est jamais le style. Le problème, c’est quand le style masque le vide. Chez PlatinumGames, le style est la structure. Et même quand on croit tout voir venir, ils nous surprennent encore.
Une sorcière meurt. Une autre arrive. L’élégance persiste.

Bayonetta 3 commence par une fin. Une Bayonetta meurt, engloutie par une catastrophe planétaire, pendant qu’une mystérieuse Viola s’enfuit à travers un multivers fracturé. On comprend très vite : ce troisième épisode s’éloigne du trip théologico-démoniaque des précédents pour entrer en territoire méta, presque auto-référentiel. Plus question d’enfer ou de paradis, nos ennemis sont désormais les Homonculus, créatures synthétiques nées de l’homme et du chaos.

Et dans cet éclatement, le jeu ose tout. Chaque chapitre explore une nouvelle Bayonetta, une nouvelle esthétique. Une sorcière japonaise façon idole J-Pop. Une autre égyptienne pinup, toute en dorures. Une autre encore, sino-steampunk, invoquant des trains démoniaques en récitant des vers gothiques. C’est du théâtre grandiloquent, et le jeu assume pleinement son opéra mystique.




Le problème, c’est que la Nintendo Switch n’est pas taillée pour l’ambition d’un tel projet. Le hardware geint, bave, et parfois explose en textures qui clignotent comme des néons tristes. Mais malgré cela, la beauté affleure. Parce que le geste artistique est là, tendu, permanent. Il faut regarder au-delà du pixel pour sentir le vertige.
L’autre soucis est peut être le manque de charisme des homonculus. Moins stylisées que les Anges de Bayonetta 1, moins violents et dérangeants que les démons de Bayonetta 2, ils sont trop neutres, trop lisses, trop humain. Les antagonistes du Chaos n’ont rien de chaotique : ils sont une perfection dérangeante. Malgré cela, on ne pourra pas reprocher le manque de diversité du bestiaire : varié et recherché, il offrira son lot de moments emblématiques.



Battle de Kaiju
Côté gameplay, Bayonetta 3 reste un beat them all, mais change de rythme. Le cœur du système — l’esquive, le Witch Time, les combos — reste intact. Mais désormais, Bayonetta peut invoquer ses démons en combat, les contrôler, leur laisser faire le sale boulot pendant qu’elle chorégraphie sa danse létale. Ce qui était ponctuel devient central et narratif : vous devenez ce démon, et leurs coups sont violents et très amples, et vous serez très souvent acculé par des géants. Leur utilisation devient primordiale pour obtenir les medailles de platine pur de chaque verset, car ceux ci sont toujours notés sur le combo, les dégats reçu, et le temps. Pour finir, chaque démon se contrôle de manière différente, offrant encore une fois plus de variété.

À cela s’ajoutent des zones semi-ouvertes, de l’exploration, des objectifs secondaires, des mini-jeux, et une myriade de collectibles. Le gameplay s’en trouve étiré, dilué parfois, au risque de casser la tension si précieuse du genre. On court, on saute, on fouille. On revient plus tard. On gagne un peu en verticalité, on gagne en souffle, mais on perd en rythme. Cependant, les combats sont tellement intenses que cela aide à respirer.

Certains lieux emblématiques de Tokyo sont explorables
Certaines phases prennent une toute autre dimension. Chaque fin de chapitre est ponctuée par une bataille de Kaiju où vous controllez un démon de l’enfer géant. Bien qu’impressionnants, ces combats sont en réalité assez corégraphiés pour ne devenir que de simples formalités. Cela n’enlève rien au plaisir de ces affrontements.




Heureusement, l’arbre de compétences, les armes à débloquer, et la variété des styles empêchent toute lassitude. D’autant que le jeu diversifie sa proposition en jouant sur les perspectives :
- Jeanne, la “sœur” rouge, revient dans des séquences en 2D — infiltration, combat, plateforme — rappelant un Metal Gear parodique, plus proche d’un Austin Powers.


- Viola, notre adolescente punk emo qui se contrôle comme Bayonetta, de son côté, propose un gameplay plus rugueux : sabre, contre, un seul démon. Plus exigeant, moins souple, elle impose un tempo presque défensif, qui tranche avec la fluidité extatique de Bayonetta.

J’ai mis du temps à l’apprivoiser. Et puis j’ai compris. On peut spammer les contres, briser le rythme, jouer la brutalité. Et soudain, ça fonctionne. Le jeu m’a appris à désapprendre Bayonetta, pour me réinventer dans un autre personnage, une autre cadence. Kamiya, le créateur de la série, a confié qu’il voulait remplacer notre sorcière par un autre personnage : aucun doute qu’il s’agit d’elle !
Une fin de cycle brûlante, belle, imparfaite
Bayonetta 3 n’est pas le meilleur épisode de la trilogie. Il est trop vaste, trop fou, trop éclaté pour atteindre la perfection millimétrée du 2 ou l’effet de surprise brut du 1. Mais il a le mérite rare de réinventer sans renier. Il transforme la série en légende, en mythe éclaté sur plusieurs dimensions, au prix d’un peu de cohérence. Et puis surtout : qui est le fou qui s’est dit que la Switch pouvait encaisser des batailles de Kaiju dans un monde semi ouvert ?

Oui, le jeu est inégal. Parfois sublime, parfois confus. Parfois trop. Et pourtant, à la fin, on ne regrette pas le Bayonetta “classique”. Ce que le jeu perd en tension, il le gagne en vision. En audace. En ampleur.

Et puis il y a ces moments — inoubliables — où une sorcière de la taille d’une montagne prend son bain dans une mer de nuages avant d’affronter un San Goku Homonculus sur son nuage. Où des talons-fusils fendent le ciel comme des météores. Où la pose finale n’est pas une pause, mais une affirmation de style.

Bayonetta 3 est une ode à la liberté. Une ode imparfaite, mais passionnée. Et dans un monde vidéoludique où l’aseptisation menace, ce cri-là mérite d’être entendu.





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